La nouvelle neuroscience du bégaiement

Amber Dance 09.02.2020

https://www.knowablemagazine.org/article/mind/2020/new-neuroscience-stuttering

La nouvelle neuroscience du bégaiement

Après des siècles de conception erronée, la recherche a finalement relié le trouble de la parole à des altérations du cerveau et de certains gènes -et de nouveaux traitements pourraient se profiler à l'horizon.

Gerald Maguire bégaie depuis l'enfance, mais vous ne l'entendrez pas en lui parlant. Au cours des 25 dernières années, Maguire — un psychiatre de l'Université de Californie, Riverside — a traité son trouble avec des médications antipsychotiques, non officiellement approuvés pour ce problème. Seul une extrême attention vous permettra d'entendre un faux pas occasionnel sur des mots multisyllabiques comme "statistically" et “pharmaceutical”.Maguire est en bonne compagnie : plus de 70 millions de personnes à travers le monde bégaient, dont 3 millions d'Américains – cela signifie qu'ils ont des difficultés avec l'initiation et la sycnhronisation de la parole, ce qui entraîne des coupures et des répétitions. Ce chiffre comprend environ 5% d'enfants, dont la majorité se rétabliront spontanément, et 1% d'adultes. Parmi eux, on trouve le candidat à la présidentielle Joe Biden, l'acteur à la célèbre voix grave James Earl Jones et l'actrice Emily Blunt. Bien que ces personnes, et beaucoup d'autres, dont Maguire, ont rencontré le succès dans leur carrière, le bégaiement peut contribuer à une anxiété sociale et provoquer le ridicule ou la discrimination.

Maguire traite les personnes qui bégaient et cherche des traitements potentiels depuis des années. Il reçoit des emails quotidiens de personnes qui veulent essayer des médicaments, participer aux essais, ou même donner leur cerveau à l'université lorsqu'ils mourront. Il démarre actuellement un essai clinique sur une nouvelle médication, appelé Ecopipam, qui a régularisé la parole des cobayes, et amélioré leur qualité de vie dans une petite étude pilote en 2019.

Nombre de personnes célèbres ont un bégaiement ou ont bégayé enfant, dont (de gauche à droite) le candidat à la présidentielle Joe Biden, l'acteur James Earl Jones et l'actrice Emily Blunt. REDIT PHOTOS DE GAUCHE A DROITE : MICHAEL STOKESU.S. EMBASSY PHOTO BY S.J. MAYHEWGAGE SKIDMORE

D'autres, dans le même temps, creusent pour découvrir les racines du bégaiement et ses causes, ce qui pourait aussi amener des nouveaux traitements. Ces dernières décennies, des thérapeutes ont attribué de façon erronnée le bégaiement à des défauts de la langue et de l'appareil vocal, à l'anxiété, à un traumatisme ou même à une mauvaise éducation, — et certains le pensent toujours. Pourtant d'autres suspectent depuis longtemps que des problèmes neurologiques soient à la base du problème, dit J. Scott Yaruss, un thérapeute et chercheur au Michigan State University dans l'East Lansing. Les premières données à soutenir ce pressentiment sont apparues en 1991, dit Yaruss, lorsque des chercheurs ont rapporté un un flux sanguin altéré dans le cerveau des personnes qui bégaient. Pendant les deux dernières décennies, une recherche continue a rendu évident le fait que le bégaiement soit surtout dans le cerveau.

“Nous sommes au beau milieu d'une explosion absolue des connaissances, que nous sommes en train de développer, sur le bégaiement,” dit Yaruss.

Il y a cependant beaucoup de travail en perspective. Les neuroscientifiques ont observé des différences subtiles dans les cerveaux des personnes qui bégaient, mais ils doivent être sûrs de pouvoir distinguer ce qui est une cause, ou une conséquence, du bégaiement. Les généticiens identifient des mutations dans certains gènes qui prédisposent une personne à bégayer, mais les gènes eux-mêmes sont déroutants : ce n'est que récemment que leurs liens avec l'anatomie du cerveau sont devenus évidents.

Maguire, cependant, poursuit des traitements basés sur la dopamine, un messager chimique dans le cerveau qui aide à réguler les émotions et les mouvements (des mouvements précis des muscles, bien sûr, sont requis pour une parole intelligible). Les scientifiques commencent juste à relier ces trames ensemble, et aller de l'avant avec des tests pour des traitements basés sur leurs découvertes.

Une circuiterie ralentie

En regardant un scanner standard de quelqu'un qui bégaie, un radiologue ne remarquera rien de particulier. C'est seulement quand un expert regarde de plus près, avec la technologie adaptée, qui montre la structure profonde et l'activité pendant la parole, que de subtiles différences entre les groupes des personnes bègues et non-bègues deviennent apparents.

Le problème n'est pas confiné à une partie du cerveau. Il s'agit plutôt de la connexion entre différentes aires, dit la neuroscientifique Soo-Eun Chang de l'University of Michigan à Ann Arbor. Par exemple, dans l'hémisphère gauche du cerveau des personnes bègues, il apparaît souvent des connexions légèrement plus faibles entre les aires responsables de l'audition, et pour les mouvements qui génèrent la parole. Chang a aussi observé des différences structurelles dans le corps calleux, le gros faisceau de fibres nerveuses qui relie les deux hémisphères du cerveau.

Ces découvertes sous-entendent que le bégaiement résulte de légers retards dans la communication entre différentes parties du cerveau. La parole, suggère Chang, serait particulièrement sensible à de tels retards car elle doit être coordonnée à la vitesse de l'éclair.

Brain image showing location of two regions involved in stuttering. Also, a graph showing improvement in connectedness of one of these regions in children whose stutter gets better, while persistent stutterers show no improvement.A gauche, un scan de cerveau montre l'endroit d'une région qui est impliquée dans le bégaiement : le faisceau arqué dans le lobe frontopariétal (arc-fp). Une seconde région impliquée dans le bégaiement, le faisceau arqué dans le lobe temporal (arc-t), est également montrée. Le graphique à droite montre des changements dans la mesure de la conduction nerveuse des fibres appelée anisotropie fonctionnelle (AF) dans l'arc-fp en fcontion de l'âge de l'enfant. La conduction dans l'arc-fp augmente pour les enfants non-bègues (ligne grise) et les bègues rétablis (ligne verte) mais ne s'améliore pas pour les bègues persistants (pointillés bleu). CREDIT: H.M CHOW & S.E. CHANG / HUMAN BRAIN MAPPING 2017

Chang a essayé de comprendre pourquoi environ 80 pourcent des enfants qui bégaient grandissent et ont des schémas de parole normaux, pendant que les 20 pour cent restants continuent à bégayer à l'âge adulte. Le bégaiement débute quand les enfants commencent à assembler des mots ensemble pour faire des simples phrases, autour de l'âge de deux ans. Les études de Chang jusqu'à quatre ans, commençant aussi tôt que possible, cherchent les schémas changeants dans les scans.

Ce n'est pas facile de convaincre des enfants si jeunes de rester dans une machine géante, bruyante, pour scanner le cerveau. L'équipe a embelli le scanner avec des décorations qui masquent les parties inquiétantes. (“Cela ressemble à une aventure océanique,” dit Chang.) Chez les enfants qui se rétablissent de leur bégaiement, l'équipe de Chang a observé que les connexions entre les aires impliquées dans l'audition et les mouvements de la parole se renforcent dans le temps. Mais cela n'arrive pas chez les enfants qui continuent à bégayer.

Dans une autre étude, le groupe de Chang a regardé la façon dont les différentes parties du cerveau travaillent simultanément, ou non, en se servant du flux sanguin comme d'une procuration pour l'activité. Ils ont découvert un lien entre le bégaiement et un circuit du cerveau appelé le réseau "mode par défaut", qui a des implications dans la préparation de nos activités passées ou futures, telles que le fait de rêvasser, de laisser courir sa pensée. Chez les enfants qui bégaient, le réseau mode par défaut semble s'insérer lui-même -comme une troisième personne s'imposant à un rendez-vous romantique- dans la conversation entre les réseaux responsables de la focalisation de l'attention et la création des mouvements. Cela pourrait également ralentir la production de parole, dit-elle.

A stuttering girl doing exercises with her speech therapist.

 CREDIT: PHOTOGRAPHEE.EU / SHUTTERSTOCK

Ces changements dans le développement du cerveau ou sa structure peuvent être ancrés dans les gènes d'une personne, mais une compréhension de cette partie du problème a également pris du temps pour évoluer.

Tout dans la famille

Début 2001, le généticien Dennis Drayna a reçu un email surprenant : “Je suis du Cameroun, en Afrique de l'Ouest. Mon père était chef. Il a eu trois épouses et j'ai 21 frères et soeurs, demi- ou non. Nous bégayons presque tous,” se souvient Drayna. “Pensez-vous qu'il puisse y avoir quelque chose de génétique dans ma famille ?”

Drayna, qui a travaillé au National Institute on Deafness and Other Communication Disorders, s'interesse déjà depuis longtemps à la transmission du bégaiement. Son oncle et son frère aîné ont bégayé, ses jumeaux ont bégayé étant enfants. Mais il était hésitant à faire un voyage transatlantique sur un simple email, et méfiant puisque ne pouvant pas analyser à distance les symptomes de la famille. Il a mentionné l'email au directeur du National Institutes of Health, Francis Collins (aujourd'hui directeur du National Human Genome Research Institute), qui l'a encouragé, donc il a pris son billet pour l'Afrique. Il a aussi voyagé jusqu'au Pakistan, ou les mariages entre cousins peuvent révéler des mutations liées à des troubles génétiques chez leurs enfants.

Même chez ces familles, trouver les gènes étaient lent : le bégaiement ne se transmet pas selon des schémas simples comme le groupe sanguin ou les tâches de rousseur. Mais finalement, l'équipe de Drayna a identifié des mutations dans quatre gènes — GNPTABGNPTG et NAGPA dans les études au Pakistan, and AP4E1 au Cameroun — qu'il estime potentiellement sous-jacents pour au moins un cas de bégaiement sur cinq.

Bizaremment, aucun des gènes que Drayna a identifié n'a de connexion apparente avec la parole. Ils sont plutôt impliqués dans la circulation de matériel cellulaire vers le compartiment de recyclage des déchets appelé le lysosome. Relier ces gènes à l'activité cérébrale a pris encore plus d'efforts à l'équipe de Drayna.

Ils ont commencé par créer des souris pour avoir une des mutations qu'ils ont observé chez les gens, dans la version souris de GNPTAB, pour voir s'il affectait les vocalisations des souris. Les souris peuvent être assez bavardes, mais la plus grande partie de leur conversation se tient dans une gamme ultrasonique que nous ne pouvons pas entendre. En enregistrant les appels ultrasoniques l'équipe a observé des schémas similaires au bégaiement humain. “Elles ont toutes ces interruptions et ces pauses dans leur train de vocalisations,” dit Drayna, qui a coécrit une présentation des genetics research on speech and language disorders pour le Annual Review of Genomics and Human Genetics.

Pourtant, l'équipe s'est battue pour distinguer un net défaut dans les cerveaux des animaux – jusqu'à ce qu'un chercheur déterminé a trouvé qu'il y avait moins de cellules apellées astrocytes dans le corps calleux. Les astrocytes font un gros travail qui est essentiel pour l'activité nerveuse : fournir les nerfs en carburant, par exemple, et collecter les déchets. Peut-être, songe Drayna, la population limitée d'astrocytes ralentit-elle la communication entre les hémisphères du cerveau d'une minuscule mesure, seulement remarquable dans la parole.


Les chercheurs ont crée des souris avec une mutation dans un gène qui, chez les humains, est liée au bégaiement. Les souris mutantes vocalisent de façon hésitante, avec des plus longues pauses entre les syllabes, comme ce que l'on entend dans le bégaiement humain.

La recherche de Drayna a reçu des opinions partagées. “C'est réellement un travail de pionnier dans ce domaine,” dit Angela Morgan, thérapeute du langage à la University of Melbourne et au Murdoch Children’s Research Institute en Australie. D'un autre côté, Maguire se doutait depuis longtemps que des mutations dans des gènes aussi importants, utilisés dans presque toutes les cellules, pourraient causer des défauts seulement dans le corps calleux, et uniquement dans la parole. Il trouve aussi difficile de comparer les cris de souris à la parole humaine. “C'est un peu exagéré,” dit-il.

Les scientifiques sont sûrs qu'il y a d'autres gènes du bégaiement à découvrir. Drayna est maintenant à la retraite, mais Morgan et ses collègues ont ont initié une étude à grande échelle dans l'espoir de trouver davantage de contributeurs génétiques chez plus de 10 000 personnes.

Le réseau Dopamine

Maguire s'est attaqué au bégaiement d'un point de vue très différent : examiner le rôle de la dopamine, une molécule clé, indicatrice dans le cerveau. La dopamine peut accroître ou diminuer l'activité des neurones, en fonction de l'endroit du cerveau et des récepteurs nerveux auquels elle est reliée. Il y a cinq différents récepteurs de dopamine (D1, D2..etc.) qui récupèrent le signal et répondent.

Pendant les années 1990, Maguire et ses collègues étaient les premiers à utiliser un certain type de scanner cérébral, la tomographie par émission de positron, sur des personnes bègues. Ils ont trouvé une trop forte activité de la dopamine . Elle semble entraver l'activité de certaines aires du cerveau que Chang et d'autres ont reliés au bégaiement.

Revenant à la connexion avec la dopamine, d'autres chercheurs ont rapporté en 2009 que les personnes avec certaines version du gène du récepteur D2, qui indirectement augmente l'activité de la dopamine, sont plus susceptibles de bégayer.

Alors Maguire s'est posé la question : Bloquer la dopamine pourrait-il être la solution ? Il se trouve que les médicaments antipsychotiques font cela. Au fil des ans, Maguire a conduit de petites, mais concluantes études avec ces médications dont le risperidone, l'olanzapine et la lurasidone. (Personnellement, il préfère cette dernière parce que la prise de poids est plus limitée comparée aux autres.) Au final : “Votre bégaiement ne disparaitra pas complètement, mais vous pourrez le gérer,” dit-il.

Aucune de ces médications n'est approuvé par la FDA américaine pour le bégaiement, et elles peuvent causer des effets secondaire déplaisants, non seulement une prise de poids mais aussi une rigidité musculaire et des mouvements altérés. En partie, pare qu'elles agissent sur la version D2 du récepteur dopamine. La nouvelle médication suivie par Maguire, l'écopipam, fonctionne sur la version D1, dont il espère que cela diminuera les effets secondaires — bien qu'il doive surveiller les autres, comme la perte de poids et la dépression.

Dans une petite étude de 10 volontaires, Maguire, Yaruss et leurs collègues ont trouvé que les personnes qui ont pris de l'ecopipam ont moins bégayé qu'avant le traitement. Les scores de qualité de vie, liés au sentiments tels que la détresse ou l'acceptation de leur bégaiement, s'est aussi amélioré pour certains participants.

Dix adultes volontaires bègues ont pris de l'ecopipam, un composé qui bloque une version du récepteur de dopamine, pendant 8 semaines. Ils ont bégayé significativement moins en prenant le médicament qu'avant le traitement.

L'ecopipam n'est pas le seul traitement envisagé. Dans le Michigan, Chang espère que la stimulation de régions spécifiques du cerveau pendant la parole puisse améliorer la fluence. Son équipe a utilisé des électrodes sur le cuir chevelu pour stimuler doucement un segment de l'aire auditive, de façon à renforcer les connexions entre cet endroit et celui qui gère les mouvements de la parole (cela cause une brève sensation de chatouillement avant de disparaitre, précise Chang.) Les chercheurs stimulent le cerveau pendant que la personne suit une thérapie traditionnelle, en espérant améliorer les effets de la thérapie. A cause de la pandémie de Covid-19, l'équipe a dû stopper l'étude avec 24 sujets au lieu de 50. Ils analysent actuellement les données.

Relier la trame

Dopamine, système de déchets cellulaires, connectivité neurale -comment s'imbriquent-ils ? Chang remarque que l'un des circuits impliqué dans le bégaiement comprend deux aires qui produisent et utilisent de la dopamine, ce qui peut expliquer pourquoi la dopamine est importante dans ce trouble.

Elle espère que la neuroimagerie peut réunir ces différents points. Pour commencer, elles et ses collaborateurs ont comparé les aires en question identifiées par leurs scans pour cartographier l'activité des gènes dans le cerveau. Deux des gènes de Drayna, GNPTG et NAGPA, étaient actifs à des hauts niveaux dans la parole et le réseau auditif dans le cerveau des non-bègues, a-t-elle vu. Cela suggère que les gènes sont vraiment nécessaires dans ces aires, étayant l'hypothèse de Drayna que des défauts sur ces gènes interfèrerait avec la parole.

L'équipe a également observé quelque chose de nouveau : les gènes impliqués dans le traitement de l'énergie étaient actifs dans la parole et les aires auditives. Il y a un gros pic dans l'activité du cerveau pendant les années préscolaires, lorsque le bégaiement commence, dit Chang. Peut-être, théorise-t-elle, ces régions qui traitent la parole n'ont pas toute l'énergie dont elles ont besoin, au moment où elles ont besoin de se lancer à la puissance maximum. Compte tenu de cela, elle prévoit de rechercher des mutations dans ces gènes qui contrôlent l'énergie chez des enfants qui bégaient. “Il y a évidemment beaucoup de points qui doivent être²²     connectés” dit-elle.

Maguire est également en train de connecter les choses : Il dit qu'il travaille sur une théorie pour joindre son travail avec les découvertes génétiques de Drayna. En attendant, après s'être battu dans les entretiens en école de médecine pour sa carrière malgré ses difficultés de parole, il nourrit certains espoirs pour l'ecopipam : Avec ses collègues, il initie une nouvelle étude qui va comparer 34 personnes sous ecopipam avec 34 personnes sous placebo. Si jamais ce traitement devient un élément du kit d'outils standard pour le bégaiement, il aura réalisé un vieux rêve.

Commentaires